Peuples autochtones face au COVID-19 : interview d’Irène Bellier

En plus des menaces multiples auxquelles ils doivent faire face au quotidien (invasion, exploitation et pollution de leurs territoires, etc), les peuples autochtones sont aujourd’hui confrontés à la pandémie de Covid-19. Si le coronavirus est nouveau pour tout le monde, ces populations y sont beaucoup plus vulnérables en raison de conditions de vie difficiles, de la discrimination dont ils souffrent, et d’une absence d’immunité vis-à-vis de ce type de pathologies.

L’épidémie vient aussi réactiver pour beaucoup des blessures historiques, souvenirs d’épidémies dévastatrices datant de l’époque où les colonisateurs, les missionnaires et d’autres ont envahi leurs territoires pour en exploiter les ressources.

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Appel du photographe franco-brésilien Sebastião Salgado

Ce passé n’est finalement pas si lointain et le risque d’ « ethnocide » toujours présent aujourd’hui. En témoigne l’appel lancé le 3 mai par le photographe franco-brésilien Sebastião Salgado au président Jair Bolsonaro   pour obtenir des mesures de protection des peuples autochtones de l’Amazonie contre le Covid, – message soutenu par des personnalités et largement relayé par les médias – dans lequel il rappelle les risques d’anéantissement de ces populations risquant d’être contaminées par les orpailleurs, fermiers ou autres bûcherons illégaux qui pénètrent toujours plus loin dans leurs territoires.

Pour connaître l’état de vulnérabilité des populations autochtones dans le monde face au virus et savoir comment elles font face, tant bien que mal, à l’épidémie, nous avons interrogé Irène Bellier, anthropologue, directrice de recherches au CNRS, et vice-présidente du GITPA (Groupe international de travail pour les peuples autochtones).

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Medscape édition française : Tout d’abord, qu’est-ce qu’une population autochtone ? Faut-il d’ailleurs utiliser ce terme ou parler de populations indigènes ?

Irène Bellier : Les peuples autochtones sont liés par une continuité historique à des sociétés qui ont précédé la conquête et la colonisation de leur territoire. Déterminés à préserver, développer et transmettre aux générations futures leur culture, leur langue, et leurs rapports à environnement, ils se considèrent comme distincts des sociétés dominantes. Ils ont d’ailleurs des formes de gouvernement et de justice qui leur sont propres. Alors que se négociait la Déclaration sur les droits des peuples autochtones aux Nations unies (adoptée en 2007) le terme « autochtone » a été préféré en français, au mot « indigène » celui-ci étant associé au statut de l’indigénat appliqué aux populations soumises, comme ce fut le cas par exemple, durant l’administration coloniale française de l’Algérie. En anglais comme en espagnol, le terme indigenous/indígena est préféré à authtonon/autóctono[1].

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Qui sont aujourd’hui les populations autochtones dans le monde ?

Irène Bellier : La présence de peuples autochtones est reconnue dans 90 pays. Ils représentent, selon les Nations unies, environ 400 millions de personnes, se distribuant en 5000 langues et cultures distinctes, la démographie de chaque peuple allant de quelques dizaines à plusieurs millions de personnes. Les chiffres dépendent des recensements qu’opèrent les Etats qui introduisent cette catégorie, ou pas. Par exemple, la notion de groupes ethniques en France n’ayant pas d’existence juridique en droit français, les différents peuples autochtones de la Guyane française sont connus des politiques ou des scientifiques mais ne sont pas identifiés dans les recensements officiels.

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Connait-on le nombre d’autochtones décédés du Covid-19 ?

Irene Bellier : Les chiffres changent tous les jours, on manque de données nationales sur le nombre d’autochtones contaminés, décédés ou guéris mais plusieurs plateformes ont été mises en place pour opérer un suivi. De plus, les situations diffèrent suivant les régions du globe. Les données sont nombreuses pour le continent américain et elles sont alarmantes. À l’exemple du peuple Navajo aux États-Unis où le taux de contamination au coronavirus dépasse celui de la ville de New York. En Amérique du Sud, la Plataforma Indígena Regional de Lucha contra el COVID-19 (indigenascovid19.red) estime que 700 peuples sont en risque grave. Au Brésil, l’Asociação dos povos indigenas do Brasil , APIB, exerce un suivi distinguant le nombre de personnes autochtones et indiquant le nombre de peuples touchés. Elle mentionne, au 24 juin, 359 décès contre 92 le mois précédent, 8066 personnes infectées contre 446 à la mi-mai et 112 peuples atteints contre 38 au 20 mai. Ces chiffres sont donnés à titre d’exemple. En revanche, sur le continent africain et asiatique, l’approche sous-régionale ne précise pas les situations des populations autochtones, mentionnant en mai une propagation du virus plus active en Afrique du Nord, celle-ci étant en juin plus active en Afrique du Sud.

D’une façon générale, la vulnérabilité des autochtones, face au virus, est telle que le vocable « génocide » circule activement, en particulier pour l’Amazonie ; elle est extrême pour les peuples en isolement volontaire et le « risque d’extinction » de plusieurs peuples (langues et cultures distinctes) est également craint, dans les îles Andamans, un archipel situé dans le nord-est de l’océan Indien.

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Comment les peuples autochtones vivent-ils l’arrivée d’une nouvelle épidémie ?

Irène Bellier : Ce qui caractérise le vécu de cette épidémie chez les populations autochtones, en particulier américaines et océaniennes, c’est qu’elle revivifie des souvenirs dramatiques. Les « premiers contacts » de ces populations avec des explorateurs, colonisateurs, soldats qui arrivaient d’Europe, notamment d’Espagne ou d’Angleterre, se sont presque toujours traduits par des épidémies. A titre d’exemple, en Équateur, 90% de la population autochtone a disparu aux 17ème et 18ème siècles, du fait des épidémies de variole ou de rougeole introduites par les Européens. Ce ratio est identique pour l’Australie dont les populations aborigènes ont été proprement décimées au début du 19eme siècle. Aujourd’hui, le nouveau coronavirus ravive la crainte du retour du choléra, de la grippe, du H1N1, de la rougeole et s’ajoute à d’autres maladies endémiques. Non immunisées, ces populations ont été victimes de génocide par deux voies : celle des armes et celle de l’épidémie. Cette épidémie ravive donc des souvenirs traumatiques leur rappelant que le contact avec les « blancs », avec « l’étranger », est mortel.

C’est ce que rappelle le grand conseil coutumier des peuples amérindiens et Bushinengés de Guyane. Dans un communiqué en date du 22 avril, il écrit : « Le contexte actuel résonne en nous, il touche les cordes sensibles de la mémoire de nos peuples. Il nous met face à l’héritage d’une blessure coloniale et le traumatisme collectif laissé par les épidémies, qui ont jadis décimé nos ancêtres ».

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L’émotion des autochtones vis-à-vis du Covid-19 a donc été plus vive que chez nous ?

Irène Bellier : Oui, bien plus. Car, outre le rappel de ces souvenirs traumatiques, il ne faut pas oublier que lorsque trois personnes décèdent dans une communauté qui compte 15 membres, la perte est majeure. Par ailleurs, cela pose un vrai problème pour l’avenir. Quand il y a des morts, surtout parmi les aînés qui sont les détenteurs de la connaissance, de savoirs historiques, ou chamaniques, ou philosophiques, la peur domine de voir disparaître la sagesse, la mémoire et l’autorité du peuple.

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Comment ces populations ont-elles interprété l’arrivée de ce virus ?

Irène Bellier : Chaque société a sa compréhension de ce qu’est une maladie, un virus. Par exemple, en Amazonie, chez les Maihuna auprès de qui j’ai vécu 4 ans pour ma recherche doctorale, il existe deux types de maladies. Celles envoyée par autrui, qui nous veut du mal, au sein de la communauté ou d’une communauté voisine. Et celles qui viennent des « blancs », qui ne sont pas soignables par le chamanisme ou les remèdes traditionnels et demandent de requérir à la médecine allopathique, lorsqu’elle est disponible. Dans le cas présent, le virus est clairement considéré comme venant de l‘ « étranger ».

Dans l’ensemble, ces populations ont été aussi démunies que nous l’avons été (voir encadré ci-dessous) et ont cherché à se protéger de toutes les façons possibles. Par exemple, considérant que le virus était issu d’un grand déséquilibre entre l’homme et la nature, des guérisseurs traditionnels ont cherché à soigner non seulement les individus mais aussi le territoire. Au Chili, des communautés Mapuche comprennent la pandémie comme le résultat d’une mauvaise relation entre espèces à l’intérieur de cette grande maison qu’est la planète. Elle serait le fruit des transgressions sur les espaces sacrés que sont la mer, les collines, les lacs et les rivières, perpétrées par la mise en exploitation de ces territoires. En conséquence, ils pratiquent les cérémonies de soin appropriées.

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L’ «esprit épidémique» cannibale Xawarari des Yanomami

Dans un article du Monde paru en avril dernier, alors que le SARS-CoV-2 a fait sa première victime officielle chez l’une des tribus les plus isolées du Brésil, les Yanomami, l’anthropologue Bruce Albert écrivait [2] : « Nous en savons encore peu sur cette maladie. Nous savons que les origines du nouveau virus semblent liées à la destruction de l’habitat et à la commercialisation des animaux sauvages. Mais nous n’avons pas encore d’immunité, de médicaments ou de vaccins pour l’arrêter. D’une certaine manière, cela me rappelle les histoires que les anciens Yanomami m’ont racontées à propos des moments où ils se sont enfuis dans la forêt en petits groupes pour se cacher de «l’esprit épidémique» cannibale Xawarari. »

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Qu’est-ce que les autochtones ont mis en place pour pouvoir se protéger du Covid-19 ?

Irène Bellier : Ceux que possèdent un territoire ont très vite pensé à en fermer l’accès, principalement vis-à-vis des non autochtones – non pas pour des questions raciales, mais par prudence vis-à-vis des ouvriers des industries extractives (minières, pétrolières, forestières) qui opèrent dans leurs régions, les orpailleurs, en particulier, mais tout autre visiteur également pouvant importer le virus dans la communauté. Un problème s’est posé vis-à-vis des autochtones qui vivent et travaillent dans les villes. Que ce soit au Pérou ou en Inde, ces autochtones urbains ont cherché à rentrer dans leurs communautés lorsque le confinement était déclaré et que toute subsistance leur était impossible en ville. Cela a suscité des déchirements pour savoir s’il fallait les accueillir ou les mettre à l’isolement, et dans ce cas de quelles façons, avec quels soins et nourritures ? Dans de nombreux cas, les mesures de quarantaine ont été pratiquées dans un espace (sas) en périphérie de la communauté.

Le problème reste de faire respecter ces mesures de protection par les colons, par les acteurs armés, par les narcotrafiquants, et par les structures étatiques. En témoigne le bras de fer aux États-Unis, avec les Sioux de la rivière Cheyenne, qui, refusent de lever leurs contrôles sur les accès à la réserve : leur but étant de retracer l’arrivée du virus s’il devait entrer, l’accès est refusé aux personnes en provenance de zones hautement contaminées. De son côté, le gouverneur de l’état du Dakota leur a posé un ultimatum de 48h pour démanteler ces contrôles et maintenir le trafic routier.

Si l’on prend l’exemple de la Guyane française, où le premier mort du Covid-19 était d’origine amérindienne, les autochtones ont très vite fermé les accès avec des contrôles sur la route, en plus de messages préventifs traduits et de protocoles adaptés.  Néanmoins, et c’est particulièrement vrai dans le sud de la Guyane, les orpailleurs continuent à entrer et sortir…En Colombie, le contrôle territorial des réserves (resguardos) par les différents peuples concernés, est régulièrement violé par des non autochtones qui cherchent à tout prix à poursuivre leurs activités, y compris illégales. Dans plusieurs pays, la situation créée par le Covid est même mise à profit par des intérêts colonisateurs qui établissent un régime de violence accrue. En Alberta (Canada), par exemple, l’International Indian Treaty Council (IITC) dénonce le fait que le gouvernement utilise la pandémie pour faire passer des projets de développement sans aucune garantie des clauses environnementales, ni obtention du consentement préalable, à propos d’un pipeline pour le pétrole issu des sables bitumineux, que les autochtones contestent tout au long de son trajet. D’autres situations semblables sont dénoncées, par ex. en Guyane, où la mise en place d’un nouveau projet de mine d’or (dite Espérance) soulève l’opprobre des organisations autochtones et environnementalistes non associées à la décision, laquelle a été prise sans les consulter « au temps du covid-19 ».

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Comment se soignent les populations autochtones par temps de pandémie?

Irène Bellier : En général, les centres de santé sont loin des territoires autochtones : ce peut être à plusieurs heures de route (si l’on dispose d’un véhicule), à distance d’avion (si le service aérien leur est facilité), à plusieurs heures de bateau. Par ailleurs, aller à l’hôpital est vécu comme un traumatisme, c’est un système autre. En tout état de cause, il faut disposer de l’argent nécessaire à payer l’essence, séjourner en ville et payer les traitements.

Par ailleurs, la plupart des installations médicales locales de proximité, lorsqu’elles existent, sont terriblement sous-équipées et manquent de personnel. Et même lorsque les peuples autochtones peuvent accéder aux services de santé, ils peuvent être confrontés à la stigmatisation et à la discrimination. Les aborigènes australiens soulignent, par exemple, combien l’accès aux services de santé est faible en raison d’un racisme continu.

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Comment les autochtones s’accommodent-ils des gestes barrières et des mesures de protection ?

Irène Bellier : Les conditions de logement, d’hygiène sanitaire et d’accès à l’eau sont plus ou moins problématiques ; les espaces résidentiels sont parfois très restreints et partagés entre membres de la famille étendue, ce qui rend certaines mesures de protection difficiles à mettre en place. Le lavage des mains est impossible lorsque l’eau propre n’est pas disponible : aux États-Unis, par exemple, 30% des familles navajos n’ont pas d’accès à l’eau courante : elles doivent la chercher jusqu’à une quarantaine de kilomètres de leurs habitations ; en Amazonie, les rivières sont polluées par les fuites de pétrole, ou par la contamination au mercure ou au cyanure usités par les orpailleurs.

Néanmoins, même si la notion de distanciation physique est parfois en contradiction avec leur mode de vie et leur culture, ces peuples sont parfaitement conscients de la nécessité d’adopter des gestes barrières et le port de masque se répand, tous les moyens du bord étant utilisés (masque de feuilles en forêt, mola au Panama, finement brodés au Guatemala) pour les fabriquer.

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Ces populations ont-elles utilisé leur médecine traditionnelle pour lutter contre le virus ?

Irène Bellier : Au Guatemala, les communautés maya de Sololà, Nebaj, Comalapa ont recours au temascal, le sauna traditionnel, avec des plantes médicinales pour stimuler le système respiratoire et immunologique. Dans les régions Q’eqchi’ de Alta Verapaz, Ixil au Quiché, Tzutujil y Kaqchikel de Sololá, les personnes boivent des infusions bonnes à prévenir et à soigner les maladies du système digestif, du système respiratoire et du système nerveux. Au Mexique, des étudiants rarámuris élaborent des gels antibactériens à base de plantes. La Bolivie fait la promotion de l’usage de plantes antivirales, comme le romarin, l’eucalyptus, la cannelle et la camomille, et d’autres (que je n’ai pu identifier) en infusion ou fumigation des maisons. Les plantes sont retenues pour leurs propriétés dans les infections respiratoires, et expectorantes. Les Satere Mawe, au Brésil, ont développé une pharmacopée dont les patients vantent l’efficacité. On peut ajouter que le gouvernement du Costa Rica a adopté un guide technique pour prévenir le Covid-19 dans les territoires autochtones et considère que l’on peut combiner les savoirs médicinaux autochtones et occidentaux. Pour sa part, le Canada encourage à chercher des traitements dans les savoirs autochtones, et l’université du Québec en Abitibi-Temiscamingue donne accès à une base de données de 500 plantes vivant dans la forêt boréale.

Irène Bellier : L’engagement de Raoni, le plus célèbre des Metuktire (Kayapo), la pétition lancée par Sebastiaõ Salgado, signée par des centaines de milliers de personnes, la demande d’un Fonds commun d’urgence lancé par la COICA (Confederación de las organisaciones indigenas de la cuenca amazonica) pour faire face à la pandémie en Amazonie ont permis de faire connaître la vulnérabilité de ces populations, mais ce n’est pas suffisant. Aujourd’hui, il faut des gestes forts qui engagent le politique, y compris de la part de la France vis-à-vis des autochtones de Guyane.